L'histoire de la modification de l'alphabet turc au XXe siècle illustre l'influence directe de la politique sur l’écriture.
En 1928, Mustafa Kemal Atatürk, président de la République de Turquie nouvellement formée, a entrepris une réforme radicale de son système d’écriture, nommée « la révolution des signes » (Harf Devrimi en turc).
Jusque là, le turc s’écrivait avec l’alphabet arabe. Mais l’ambitieux « Père des Turcs », de son titre honorifique (Ata = père; Türk = des Turcs) voulait radicalement moderniser le pays, renforcer les liens avec l'Europe et éloigner sa nation de l'influence ottomane et islamique. D’ailleurs les femmes y ont eu le droit de vote et d’éligibilité en 1934, soit dix ans avant la France. Et aux législatives turques de 1934, déjà 18 députées ont été élues.
Cap sur l'Europe
Vous l’aurez compris, cette réforme de l’alphabet n'était pas seulement linguistique, mais profondément politique. En remplaçant l'alphabet arabe, Atatürk cherchait à accélérer la sécularisation et l'occidentalisation de la société turque, facilitant ainsi l'uniformisation de l'éducation et l'intégration des citoyens dans la culture et les pratiques européennes. L'alphabet latin, apparut plus adapté à la structure phonétique du turc moderne : il suffisait de rajouter quelque accents, comme des cédilles ou des tréma (ç, ü...).
Les réformateurs voyaient dans la simplicité de l'alphabet latin un outil pour augmenter le taux d’alphabétisation. En effet, l'arabe écrit uniquement les consonnes et marque les voyelles avec des signes diacritiques. L'utilisation des caractères latins permet de lire des mots même si on n'en connait pas le sens. Par ailleurs, les caractères arabes changent de forme selon leur position dans le mot: au début, à la fin ou au milieu (ce qui ne simplifie pas la tâche), alors que les latins sont invariables.
Voyons par exemple la lettre ع ('ayn). Regardez les différences lorsqu'elle s'écrit dans ces différents mots, au début, au milieu et à la fin (les exemples sont en arabe) :
Ainsi, en changeant de forme, certaines lettres se ressemblent beaucoup en milieu de mot par exemple et bien des mots se déchiffrent ainsi au prix d'un certain effort pour celles et ceux qui ne sont pas des lecteurs réguliers.
Autant d'éléments qui devaient faciliter l'alphabétisation dans un pays ou l'illettrisme était majoritaire.
« Voir ainsi tout un peuple repartir à zéro »
Le passage à l'alphabet latin a été rapide et imposé de manière autoritaire ; l'utilisation de l’alphabet arabe a été simplement interdite dans les publications publiques et l'enseignement. Des « brigades d’alphabet », composées de maîtres d'école, ont été envoyées dans tout le pays pour enseigner le nouvel alphabet. Et le président lui-même s'est déplacé dans tout le pays pour expliquer sa réforme (photo du haut). En quelques mois seulement, une nation entière a dû apprendre à lire et à écrire à nouveau, et recomposer tous ses documents, ses lois, ses formulaires administratifs, ses panneaux...
« Villageois, cultivateurs, bergers, commerçants, notaires, journalistes, hommes politiques, sans distinction d'âge ni de rang social, tous se retrouvèrent au coude à coude sur les bancs des salles de classe. C'était un spectacle étonnant de voir ainsi tout un peuple repartir à zéro », écrit L'historien français Jacques Benoist-Méchin dans « Mustapha Kémal ou la mort d'un empire » (Albin Michel, 1954).
Et non, au passage, la langue turque n’a rien à voir avec la langue arabe. Le turc appartient aux langues turciques, qui s’étendent sur un vaste territoire, allant de la Sibérie orientale jusqu'à la Turquie, en passant par l’Asie centrale et même la Chine. On y trouve l’ouzbek, le kazakh, le kirghiz, l’ouïghour et même le tatar ! On rencontre ces langues écrites dans différents alphabets : l’arabe et le latin, comme nous l’avons déjà vu (ce qui fut le cas de l’ouïghour en Chine). Sous l'influence soviétique, plusieurs langues turciques d'Asie centrale, comme le kazakh, le kirghiz, et le tatar, ont été transcrites en alphabet cyrillique. Là aussi, même logique : cela faisait partie des efforts pour standardiser l'identité soviétique et pour séparer ces peuples de leurs influences religieuses et culturelles antérieures. Enfin, certaines langues turciques ont également utilisé des alphabets plus anciens ou régionaux, tels que l’Orkhon, un ancien script qui ressemble étrangement aux runes scandinaves et dont les premières traces ont été trouvées en Mongolie.